Nous nous mettons en route tard dans l'après-midi et nous nous trouvons encore en région parisienne lorsque vient le moment de camper. Une famille fort sympathique nous propose d'installer notre tente dans son jardin. Tandis que Cyrille monte la tente dans l'obscurité à la lampe frontale, Rose sort de ses sacoches ses affaires pour la nuit. Elle ne trouve pas son sac de couchage. Il est évident qu'elle l'a oublié à la maison.
 
On décide alors que Cyrille dormira seul dans la tente tandis que Rose prendra le train pour Paris encore tout proche pour récupérer son sac. Pourtant, à la maison, elle a beau chercher dans le moindre recoin, elle n'arrive toujours pas à mettre la main dessus. Cyrille vérifie dans les sacoches de Rose et en moins de dix secondes retrouve le sac de couchage tant désiré. Il se trouvait dans un tout nouveau sac de compression si efficace que Rose de l'avait pas vu dans l'obscurité.
 
Après une bonne nuit passée dans un vrai lit, Rose rejoint Cyrille au matin et nous continuons le voyage ensemble sur des routes tranquilles.
 
Près de la Loire, nous atteignons un village dont la caractéristique principale est de posséder des boîtes aux lettres originales. Certaines ont la forme de héros de bandes dessinées, d'autres ont un rapport avec le métier ou la passion des habitants, d'autres encore sont totalement fantaisistes.
 
Tandis que nous nous installons pour passer la nuit, Cyrille gonfle trop son matelas pneumatique et les coutures internes lâchent, créant une grosse boule sur une partie du matelas. Il lui faut donc dormir sur son matelas dégonflé et le matin ses reins sont quelque peu endoloris. Cette péripétie est arrivée un samedi soir. Il n'y a aucune chance de trouver un magasin de sport ouvert le dimanche et une autre nuit identique est à prévoir.
 
Le dimanche matin en France est traditionnellement le moment d'entrainement préféré des cyclistes. Certains nous saluent par ces mots amicaux : "Salut, les sacochars" ! Mais dès midi venu, tous disparaissent comme par enchantement.
 
Dans un village nous faisons du camping sauvage au stade. Le matin, le gardien nous aperçoit et, au lieu des reproches auquels nous nous attendions, il nous invite pour un café et un thé. Il nous fournit également de précieuses informations pour atteindre un grand magasin de sport à Bourges pour que nous puissions racheter un matelas gonflable pour Cyrille.
 
Un autre jour, tandis que nous nous mettons en quête d'un endroit où dormir dans un village, un automobiliste nous fait signe de nous arrêter. A notre grande surprise, il nous invite à camper dans un jardin près de sa maison. Nous recevons également la permission de nous doucher chez lui et il va même jusqu'à nous faire la cuisine.
 
Il s'appelle Sylvain et lui aussi est un habitué du voyage. Il a vécu plusieurs mois en Alaska et est expert en kayak. Il a déjà remonté la Loire, le fleuve le plus long de France, de son embouchure à sa source; il a même traversé ainsi l'Amérique du Nord. De cette aventure il a tiré un très beau livre paru aux éditions Cheminement : Aux sources du Canada. Tandis que nous dormons dans son jardin, il travaille de nuit et revient à notre réveil, juste à temps pour nous proposer le petit déjeuner.
 
Nous rencontrons bientôt les premières pentes du Massif Central, la montagne dans le centre et le sud de la France, qui font chuter notre moyenne. Pour dormir, une famille logeant au sommet d'une côte à la sortie de Saint-Eloy-les Mines nous invite à monter notre tente dans leur garage normalement utilisé pour entasser les jouets des enfants. Nos hôtes nous surprennent même en nous cuisinant un repas complet. Pendant ce temps, le chat de la maison, loin d'être farouche, tente de chaparder la nourriture de nos sacoches.
 
Nous voici maintenant vraiment arrivés en montagne. Les pentes se font plus sérieuses et commencent à nous fatiguer. Rose est si épuisée que, après s'être arrêtée dans un village, elle tombe de vélo, heureusement sans gravité. Elle n'avait plus la force pour descendre normalement. De son côté, Cyrille ressent quelques douleurs à la cheville à cause d'une récente entorse.
 
Alors que s'approche la nuit à grands pas au dessus du Massif Central et que la température chute, nous continuons à grimper sans trouver d'endroit qui convienne pour dormir. Pas facile de poser la tente lorsqu'il n'y a des deux côtés que des pentes rocheuses. Nous trouvons finalement un lieu-dit dont une des maisons est flanquée d'un bout de terrain plat en herbe. La vieille dame qui habite là nous permet de camper bien qu'elle ne soit visiblement pas rassurée. Elle prend bien soin de verrouiller sa porte et de fermer ses volets. Ce n'est que le lendemain matin qu'elle osera venir parler un peu avec nous.
 
En attendant, il fait déjà nuit et le froid s'est installé. La tente n'est pas encore complètement montée lorsqu'un automobiliste s'arrête pour nous informer qu'il est le responsable d'un gîte à trois kilomètres de là. Il nous invite... si on paye. Non merci. Pourquoi payer quand il est possible de dormir gratuitement ? Et puis il faut bien amortir la tente. Malgré les -2°C et le givre sur les sacoches le matin, nous trouvons même le courage de nous nettoyer à la source juste à côté.
 
Les côtes se font de plus en plus pentues et les cols succèdent aux cols. L'un des cyclistes qui nous doublent s'écrie envers les autres : "Il es fou, lui, non seulement il emporte plein de bagages, mais en plus il emporte aussi sa femme" ! Bien qu'il fasse soleil, le vent nous donne froid. Le soir, au milieu de cette montagne glacée, un agriculteur nous permet de dormir dans sa grange contre la promesse de ne pas faire de feu. Bien qu'elle soit pleine de gros rouleaux de paille, nous trouvons le moyen d'y loger notre tente pour éviter les piqûres des nombreuses araignées ayant élu domicile dans la bâtisse.
 
Aujourd'hui nous passons quatre cols à la suite, dont le plus haut à 1588 mètres. Pas si haut mais bien suffisant pour subir de fortes pentes et de faibles températures. Heureusement, le soleil nous accompagne dans la descente. De ce côté-ci de la montagne également nous recevons la permission de dormir dans une ferme, cette fois sur le sol en béton d'une étable, aux côtés d'une génisse malade devant garder "le lit". Ici aussi nous promettons que nous ne fumons pas et n'utilisons pas non plus de réchaud.
 
Nous sommes finalement sortis de la partie haute du Massif Central. Passé Aurillac, nous avons droit à un chaud soleil. Pour atteindre le village de Conques, il faut venir à bout d'une côte sévère d'un kilomètre mais le jeu en vaut la chandelle car il s'agit vraiment d'un très beau village, étape majeure pour les pèlerins en route vers Saint Jacques de Compostelle, en Espagne. En cette saison l'endroit est très agréable car les touristes y sont moins nombreux qu'en juillet et août et on peut s'y promener plus librement.
 
Nous approchons de Rodez, une grande ville près de laquelle habitent des espérantistes. Ils ne pourront malheureusement pas nous héberger ce soir car ils doivent partir aujourd'hui même. Nous n'avons pas été assez rapides dans la montagne pour arriver chez eux la veille. Nous dormirons donc encore une fois sans profiter d'une douche bien chaude.
 
En sortant la nuit de la tente pour uriner, Cyrille remarque que le phare arrière du vélo de Rose fonctionne. Il est normalement alimenté par dynamo mais la roue ne tourne évidemment pas. Une rapide vérification montre qu'il n'y a pas d'OVNI au dessus de nous. La chose ne peut se produire mais elle se produit quand-même. C'est incompréhensible ! Cyrille déconnecte le fil électrique du phare et la lumière faiblit jusqu'à disparaître complètement. Rose ne croira vraisemblablement pas l'histoire demain.
 
Nous sommes sortis de la grande montagne sans avoir été enlevés par des extra-terrestres. Nous continuons toutefois à rencontrer de nombreuses côtes. A un moment nous croyons trouver un itinéraire plus facile le long du Tarn, mais après quelques kilomètres de plat on paie l’addition comptant avec des pentes de 10 à 13 % !
 
Dans un village, un petit terrain de foot nous attend avec la porte des vestiaires ouverte. Nous entrons et y trouvons de l'eau. Ce soir nous pourrons nous laver plus facilement, mais à l'eau froide. Il y a même des WC à la turque. Le grand luxe, quoi ! Nous pourrions installer nos matelas directement à même le sol en béton du vestiaire mais, alors que nous sommes en train de manger, un moustique nous tourne autour et commence sérieusement à nous énerver. Nous profitons que la chambre intérieure de notre tente soit auto-portante pour la monter dans le bâtiment. En plus, cela permet à la tente de finir de sécher suite à la nuit précédente passée dans un champ.
 
Le climat est désormais plus clément. Nous sommes entrés dans le sud de la France. Il fait beaucoup plus chaud, jusqu'à 25°C. Nous roulons au milieu des vignes. C'est la saison des récoltes mais quelques champs n'ont pas encore reçu la visite des viticulteurs et nous en profitons pour grappiller quelques raisins.
 
Après plusieurs côtes nous pouvons enfin contempler pour la première fois la mer Méditerranée, après presque 1000 km passés à transpirer. Peu après, ce sera la chaîne des Pyrénées que nous apercevrons, preuve que le but n'est plus bien loin.
 
Dans un petit village, un habitant nous informe que seul le stade pourrait accueillir notre tente. Malheureusement, il y a entraînement de rugby jusqu'à 22 heures. Déçus, nous nous résignons à aller voir plus loin, sans savoir où nous pourrons bien camper dans cette région de basse montagne couverte seulement de vignes ou de champs de pierres.
 
Il fait déjà nuit et nous sommes fatigués. Dans une côte, nous apercevons enfin une maison. Nous entrons dans la propriété et, avant que nous ayons eu le temps de sonner, la porte s'ouvre sur une dame octogénaire. Elle accepte que nous installions notre tente sous une avancée de son toit. Elle nous propose également de nous doucher et d'utiliser ses toilettes. Elle va même jusqu'à nous préparer une bonne soupe.
 
Elle s'appelle Luce et nous raconte que, lorsqu'elle était plus jeune et que son mari était encore de ce monde, elle faisait beaucoup de randonnées à pied avec un sac à dos. Elle est ravie de rencontrer des voyageurs à vélo. Elle nous informe même qu'elle ne verrouillera pas sa porte cette nuit pour que nous puissions aller aux toilettes. Elle nous demande seulement confirmation que nous n'avons pas l'intention de l'assassiner durant la nuit. On réfléchit à la question un moment puis nous répondons que nous avons égorgé suffisamment de vieilles dames en cours de route et que, pour changer, nous aimerions bien pour une fois dormir un peu.
 
Le vent souffle fort durant toute la nuit et nous craignons un peu pour notre parcours du lendemain. Luce s'est levée plus tôt qu'à son habitude rien que pour nous préparer du café et nous dire au revoir.
 
Jusqu'à Perpignan puis vers le bord de mer, le vent nous est favorable. C'est à peine si nous le remarquons, sauf parfois dans les côtes, lorsqu'il nous pousse et que nous n'avons presque pas besoin de pédaler. Mais par la suite, lorsque nous mettons cap au nord le long de la mer vers Narbonne, il ne manque pas de se rappeler à notre bon souvenir. Il vient soit de face, soit, pire encore, de côté. A plusieurs reprises il nous déporte latéralement au milieu d'un trafic assez soutenu. Après 30 kilomètres à ce régime, nous renonçons à continuer sur la digue coupant à travers la mer. Nous nous résignons à prendre la route nationale avec plusieurs montées et un trafic dense, mais un petit peu plus à l'abri du vent.
 
Depuis la mi-journée déjà, Rose essaie en vain de contacter son père, à Narbonne, mais il n'a pas allumé son portable. Ce n'est qu'au soir, alors que nous atteignons les faubourgs de Narbonne, qu'elle réussit enfin à l'avoir. Il n'a rien acheté à manger car il ne nous attendait pas avant demain. Les quelques courses que nous réalisons en hâte avant la fermeture des magasins font que nous arrivons à destination seulement à la nuit tombée.
 
Voilà, nous sommes arrivés,... arrivés au point de départ de notre tour du monde, l'année prochaine.